La gestion de la pandémie a mis sur le devant de la scène les « biais cognitifs » et les « nudges ». Peut-être les avez-vous découverts à cette occasion ? Savez-vous que ces concepts sont issus de la psychologie de la décision, une discipline née aux Etats-Unis il y a cinquante ans environ ?
« Biais cognitifs » et « nudge », figures de proue des sciences comportementales
Les « biais cognitifs » et les « nudges » sont les notions les plus connues des « sciences comportementales », un vaste ensemble de disciplines dont le dénominateur commun est l’étude empirique des comportements et des processus psychologiques sous-jacents à nos décisions.
Les « biais cognitifs » sont des distorsions systématiques dans la façon dont nous traitons l’information. Ils conduisent à des erreurs de jugement prévisibles et opèrent à notre insu en amont de nos décisions. Le « biais de confirmation » est l’un des plus connus : il consiste à ne prêter attention qu’aux informations qui confirment nos croyances. Par exemple, si je considère que le changement climatique est une théorie sans fondement, je resterai hermétique à toute information contraire et ne serai attentif qu’à ce qui confirme mon idée. Mes croyances en seront ainsi renforcées et influenceront mes décisions à venir.
Le « nudge » est une autre notion des sciences comportementales dont se sont désormais emparés la société civile et les médias. Il s’agit d’une technique d’influence douce, qui, sans coercition ni interdiction, par une simple modification de l’environnement (un texte ou un visuel, par exemple), oriente les comportements dans une direction souhaitée. L’exemple le plus classique est celui des fausses mouches collées au fond des urinoirs de l’aéroport d’Amsterdam : en incitant les hommes à mieux viser, elles ont permis de réduire les coûts de nettoyage de 80%.
Les concepts de « biais cognitifs » et de « nudge » proviennent directement des travaux en « psychologie de la décision ». Ce courant de recherche a émergé aux Etats-Unis et j’ai eu la chance de le voir prendre son essor, ayant fait mon PhD précisément dans ce domaine à l’Université de Chicago, berceau de son développement. C’est donc avec ce point de vue personnel que je raconterai son histoire.
L’émergence d’une discipline, au carrefour de l’économie et de la psychologie
L’origine de la psychologie de la décision revient à l’économiste Herbert Simon (1916-2001), qui bouleverse sa discipline en introduisant en 1957 le concept de « rationalité limitée ». Ses travaux lui vaudront de recevoir le prix Nobel d’économie en 1978 et le conduiront à s’intéresser également à l’intelligence artificielle : il en est considéré comme un des pionniers et recevra à ce titre le prix Turing en 1975, avec Allen Newell.
H. Simon étudie les sciences politiques, les mathématiques et les sciences sociales à l’Université de Chicago et s’intéresse à la psychologie cognitive et aux processus de décision. Il prend le contrepied de la théorie économique classique selon laquelle les individus disposent toujours de toute l’information pertinente disponible et sont systématiquement capables d’effectuer des choix qui maximisent leur utilité. Il avance qu’au contraire, les individus ne disposent ni de toute l’information nécessaire ni des capacités cognitives suffisantes pour optimiser leurs choix : ils ne font preuve que d’une « rationalité limitée » et se contentent d’options « suffisamment satisfaisantes » – « satisficing » en anglais.
H. Simon ouvre ainsi la voie à une approche empirique de la recherche sur les processus de jugement et de décision. Dès 1970, des psychologues développent des protocoles expérimentaux pour observer de façon scientifique en laboratoire la façon dont les individus effectuent leurs choix. Ils sont suivis plus tard par des économistes. Au vu des résultats, les débats deviennent parfois houleux entre ceux qui persistent à croire en la valeur prédictive des modèles de choix rationnels (sur lesquels se fonde la majeure partie de la théorie économique) et ceux qui observent à quel point la réalité de nos processus de choix en est éloignée.
Une recherche qui foisonne, de plus en plus pluridisciplinaire
L’intérêt pour la matière ne cesse de croître au cours des années 1970-1980. En 1977, Hillel Einhorn (1941-1987) crée le « Center for Decision Research » à l’Université de Chicago – au sein de la Graduate School of Business, aujourd’hui Chicago Booth – et contribue de façon majeure au développement de la psychologie de la décision sous l’angle comportemental.
Par la suite, la recherche expérimentale foisonne au sein des plus prestigieuses universités américaines, avec comme objectif de comprendre comment les gens prennent des décisions et comment ils pourraient en améliorer la qualité. Pour étudier concrètement cette question et avoir accès aux processus psychologiques sous-jacents aux choix observés, les chercheurs sont confrontés à des difficultés d’ordre méthodologique : faut-il se fier aux choix observés ? aux déclarations verbales ? Comment mesurer l’impact spécifique des différents facteurs qui influencent les décisions ? En conséquence, les approches sont très diverses : je me souviens avoir été fascinée à l’époque – et parfois un peu perdue – par la multiplicité des angles sous lesquels étaient étudiés les processus décisionnels.
Progressivement se constitue un corpus de connaissances assez disparate, mettant en évidence les nombreux facteurs qui influencent les choix. Les prismes d’analyse sont d’autant plus variés qu’avec le temps, des synergies se créent avec de nouvelles disciplines. L’apparition des neurosciences, par exemple, élargit le spectre des observations possibles grâce à l’imagerie cérébrale et ouvre la voie à de nouvelles branches de recherche comme la neuroéconomie – désignée comme telle depuis 2003. Aujourd’hui, la « Society for Judgment and Decision Making », fondée en 1980, réunit des chercheurs du monde entier, dont les travaux reflètent la diversité des perspectives adoptées.
Le milieu académique français, initialement peu actif dans le domaine de la psychologie de la décision à de rares exceptions près, s’intéresse davantage à ces questions depuis la parution en français du livre de Daniel Kahneman « Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée » en 2012.
La découverte de processus psychologiques majeurs
Comme on l’a dit, l’objectif initial de la psychologie de la décision est de déterminer en quoi les comportements décisionnels réels s’écartent du choix dit « rationnel » et de comprendre les raisons de ces déviations. Daniel Kahneman et Amos Tversky, psychologues dont la renommée s’est construite par leur travail sur ces questions, mettent en évidence des processus psychologiques fondamentaux à l’œuvre derrière nos choix.
Les biais cognitifs
Ils observent que des biais cognitifs font dévier systématiquement nos processus d’évaluation et de jugement des lois mathématiques et statistiques. Ils en établissent une liste qui sera largement étoffée par d’autres chercheurs ensuite.
Ces biais cognitifs sont tellement ancrés dans notre fonctionnement qu’il est quasi impossible de s’en débarrasser, même lorsque nous avons conscience de leur existence.
Les heuristiques de jugement
Ils montrent que nous avons souvent recours à des raccourcis mentaux pour former nos jugements rapidement et sans prendre en compte toute la complexité des informations pertinentes. Ces opérations mentales intuitives, ou « heuristiques », conduisent à des erreurs systématiques de jugement et d’appréciation.
Or nos décisions reposent en partie sur nos jugements : elles sont donc altérées par ces processus sous-jacents.
Faut-il se fier aux heuristiques ?
Imaginez qu’on vous demande d’estimer la population de la ville de Valence. Il est possible que vous pensiez d’abord à une ville dont vous connaissez la population puis que vous utilisiez cette référence pour estimer celle de Valence.
C’est cette façon de procéder que Kahneman et Tversky ont appelé l’heuristique d’ancrage et d’ajustement. Ils ont par ailleurs observé que le niveau d’ajustement était systématiquement insuffisant, ce qui fausse le résultat final.
A partir de cet exemple, on comprend comment les heuristiques, si utiles soient-elles, peuvent conduire à des erreurs systématiques de jugement. Les avis sont partagés sur la façon de les qualifier : doit-on les considérer comme des entraves à la qualité de la décision, comme le font Kahneman et Tversky, ou comme des processus adaptatifs et efficaces, en un sens, rationnels, ainsi que le défend Gerd Gigerenzer (Max Planck Institute, Allemagne) ? Le débat reste ouvert.
La Théorie des Perspectives
Cette autre contribution majeure de Kahneman et Tversky rend compte de la façon différenciée dont nous traitons les gains et les pertes : il nous est plus désagréable de perdre 100€ qu’agréable de gagner 100€. Les pertes ont un impact psychologique proportionnellement plus fort que les gains – c’est ce qu’on appelle l’aversion à la perte.
Une même information peut nous apparaître comme un gain ou comme une perte : tout dépend du point de référence utilisé. Supposons que vous gagniez 2€ au loto. Si votre point de référence était 0€ parce que vous pensiez que vos numéros ne sortiraient pas, ces 2€ vous apparaîtront comme un gain. Par contre, si vous espériez rentrer dans vos fonds et que votre point de référence était 2,20€ (le prix d’une grille de loto), alors vous considérerez que vous avez perdu 20 centimes. Le choix du point de référence est donc critique puisque c’est en fonction de lui qu’une même information sera traitée comme un gain ou comme une perte : c’est ce qu’on appelle l’effet de cadrage. Or le plus souvent, le point de référence est induit par le contexte de la décision et la façon dont est présentée l’information…
L’ensemble de ces découvertes nourrira les premiers débats entre Daniel Kahneman et l’économiste Richard Thaler, enrichissant leurs réflexions mutuelles : de leur rencontre naîtra une nouvelle branche de l’économie qui prend désormais en considération le comportement des individus. C’est l’économie comportementale.
La « Théorie du nudge » développée par Richard Thaler et Cass Sunstein découle directement de ces travaux fondamentaux dont elle tire les conséquences pratiques : on peut influencer les choix et les orienter dans une direction voulue en organisant intentionnellement la façon dont est présentée l’information dans l’environnement. C’est ce qu’on appelle l’architecture des choix.
Une abondance de thématiques étudiées en parallèle
En parallèle de ces travaux fondateurs, la recherche expérimentale a progressivement permis de cartographier une multitude d’autres processus psychologiques sous-jacents à la formation de nos croyances, de nos jugements et de nos choix. Elle a identifié les nombreux facteurs qui les influencent, dans une variété de contextes clairement caractérisés.
Il serait difficile et fastidieux d’établir une liste exhaustive de tous ces travaux tant ils sont abondants. Ils mériteraient d’être plus largement connus et utilisés pour leurs applications concrètes ou comme grille de lecture de nos décisions.
Citons à titre d’exemple la recherche concernant :
- un phénomène problématique relatif à nos préférences : celles-ci varient en fonction de la façon dont elles sont recueillies. Par exemple, on n’obtient pas les mêmes résultats selon qu’on demande à quelqu’un de classer des options ou des les évaluer. Cette « incohérence des choix » défie toute rationalité et révèle le caractère instable et dépendant du contexte des préférences que nous exprimons. En découlent ces questions dérangeantes : nos décisions sont-elles fondées sur de réelles préférences ? avons-nous même des préférences intrinsèques ?
- les décisions en situation de risque et d’incertitude : ce champ de recherches particulièrement fourni a amplement étudié et décortiqué ce contexte décisionnel, avec des travaux s’intéressant également à des domaines spécifiques, comme la finance ou les problématiques environnementales, par exemple.
Bien d’autres axes de recherche ont été explorés et j’en évoquerai certains au fil de mes articles.
La « psychologie de la décision » et son écosystème
La « psychologie de la décision » a émergé dans les années 1960. Au croisement de l’économie et de la psychologie cognitive (née dans les années 1950), elle a pour objet l’étude scientifique des comportements individuels de décision et des processus de jugement et de choix. A travers ce champ d’investigation qu’elle a défriché, elle a contribué à l’essor des sciences comportementales et s’est développée au fil des travaux de recherche menés par des psychologues, puis par des économistes, donnant naissance à l’économie comportementale. Son écosystème s’est progressivement élargi, au gré des interactions entre les disciplines s’intéressant aux processus de décision, qu’ils soient individuels, collectifs ou organisationnels.
Cet écosystème est difficile à cartographier avec précision, du fait des ramifications croisées entre les disciplines qui l’ont enrichi. La plupart ont désormais rejoint le champ des sciences comportementales, dont l’objet est l’étude scientifique des comportements humains (y compris la décision). Leur noyau est constitué par la psychologie cognitive, l’économie comportementale, l’anthropologie et la sociologie. Autour d’elles gravitent d’autres disciplines qui ont orienté une partie de leur recherche vers l’étude des comportements décisionnels : c’est le cas des sciences cognitives, des neurosciences, de la psychologie sociale, du marketing et du comportement organisationnel, par exemple.
A travers l’intérêt croissant porté aujourd’hui aux sciences cognitives, à l’économie comportementale et aux neurosciences, les sciences comportementales contribuent à diffuser largement les travaux de la psychologie de la décision et leurs applications, au-delà du champ académique et auprès du grand public.
Une discipline désormais reconnue et accessible au grand public
Le corpus de connaissances scientifiques sur les processus de décision est devenu très vaste et une succession d’événements notoires favorise sa diffusion massive au-delà de la seule sphère académique.
- Daniel Kahneman obtient le prix Nobel d’économie en 2002 (Tversky est décédé entre-temps) puis publie un ouvrage de synthèse et de vulgarisation en 2011 : « Thinking, Fast and Slow » (« Système 1 / Système 2 » en français).
- Richard Thaler et Cass Sunstein publient en 2008 « Nudge : Improving Decisions about Health, Wealth and Happiness », un livre à destination du grand public.
- Thaler obtient à son tour le prix Nobel d’économie en 2017.
Ces travaux sont désormais accessibles à tous et connaissent un succès mondial. Grâce à eux, un large public découvre les ressorts cachés de nos processus de décision et les failles qui les caractérisent.
Tout récemment, une nouvelle étape vient d’être franchie avec la parution en mai 2021 du livre de Daniel Kahneman, Olivier Sibony et Cass Sunstein : « Noise : A Flaw in Human Judgment ». Cet ouvrage introduit la notion de « bruit » et offre un nouvel éclairage sur nos erreurs de décision : je vous en parlerai plus tard.
Vous vous demandez quelles sont les applications concrètes de la psychologie de la décision ? Si vous souhaitez apprendre à mieux décider, c’est par ici ! Et si vous voulez savoir comment sont influencés vos comportements et vos choix, c’est par là !